October 8, 2021

Crise des sous-marins : « Le secret qui a entouré l’accord Aukus n’est pas une surprise »

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Le chercheur américain Robert Bell détaille, dans une tribune au « Monde », la manière dont les contrats d’armement constituent, aux Etats-Unis, un atout décisif pour obtenir les voix des représentants et des sénateurs.

Tribune. Le plus surprenant concernant l’accord entre l’Australie, le Royaume-Uni et les Etats-Unis (Aukus) a été le secret total qui l’a dissimulé avant qu’il soit jeté à la face de la France et du reste du monde. Mais pour ceux qui suivent les affaires du Pentagone, ce secret n’était pas une surprise. C’est un élément indispensable dans les contrats dits « assiette au beurre » (« pork barrel ») du Pentagone américain, comme les a appelés le maître incontesté de ceux qui s’y opposaient, le contrôleur des coûts de l’US Air Force Ernie Fitzgerald (1926-2019). Selon Fitzgerald, tous les projets corrompus du Pentagone n’ont que deux étapes. La première : garder le secret total, car, pour reprendre ses mots, « il est trop tôt pour dire » si le projet peut vraiment fonctionner. La deuxième, alors qu’une partie du secret a été dévoilée : d’accord, il y a quelques problèmes, mais maintenant, « c’est trop tard pour l’arrêter » !

En annonçant l’accord sur les sous-marins nucléaires sous le couvert de la stratégie internationale, il devient automatiquement « trop tard pour l’arrêter », même si les sous-marins sont loin d’être complètement conçus !

Les projets du Pentagone sont basés sur ce que Chuck Spinney, analyste retraité de l’US Navy, a appelé « la technologie politicienne ». Cela consiste à répartir des contrats de sous-traitance dans suffisamment de circonscriptions et d’Etats pour remporter un vote majoritaire à la Chambre des représentants et au Sénat américain. Les membres du Congrès qui ont permis qu’un projet passe recevront des contributions à leur campagne électorale de la part des entrepreneurs (c’est-à-dire des pots-de-vin légalisés). Ils obtiennent également des créations d’emplois dans leurs districts, blanchissent efficacement les contributions de la campagne, mais créent également une pression de l’opinion publique pour continuer à voter pour le projet, si coûteux et inadéquat soit-il. La « technologie politicienne » a été utilisée sur tous les grands projets d’armement du Pentagone qui ont fait l’objet d’enquêtes du Congrès ou de l’US General Accounting Office : le C-17, le bombardier B-1B, le V-22 Osprey, le F/A-18B…

Politique ou stratégie ?

Joe Biden a besoin de votes au Congrès dès maintenant. Son programme de lutte contre le réchauffement climatique, qui comprend également le type de programme social que la France a mis en place depuis plus d’un demi-siècle, ne tient qu’à un fil. Annoncé à 3 500 milliards de dollars, il sera certainement revu à la baisse. Au Sénat, le président n’a qu’une majorité d’une voix. Sa marge à la Chambre des représentants est presque aussi étroite. Dans ce contexte, chaque parlementaire peut monnayer sa voix. Mais les projets militaires, eux, obtiennent le vote de presque tout le monde : on veut les contrats « assiette au beurre ». Même si ce projet de sous-marins ne fait pas partie du programme à 3 500 milliards de dollars, certains sénateurs et membres du Congrès doivent une faveur à Biden.

Certes, Aukus est bien une initiative géostratégique. Face à l’Australie, continent clairsemé, la Chine peut être perçue par les Australiens comme massivement surpeuplée et de plus en plus agressive. Liés à la plus grande puissance militaire du monde, ils peuvent se sentir largement plus en sécurité.

Y aurait-il également une « assiette au beurre » industrielle ? Certes, on ne sait pas encore si les réacteurs nucléaires des sous-marins seront britanniques ou américains. Mais il existe dans le monde entier des dizaines de projets visant à utiliser des mini réacteurs nucléaires de cette même taille pour alimenter l’industrie. Ils pourront être installés dans le sous-sol de votre centre commercial, dans votre immeuble de bureaux ou dans l’usine voisine. Les industriels nous affirment qu’on ne dira rien à personne, de sorte que les hommes de Ben Laden ne le sauront pas… Ce qui est en revanche certain, c’est que l’entreprise qui obtiendra le contrat pour les réacteurs des sous-marins aura un avantage marketing décisif pour vendre le prochain mini réacteur nucléaire !

(Traduit de l’anglais par Isabelle Plat)

Robert Bell est professeur de management au Brooklyn College, City University of New York. Il a écrit « Les Péchés capitaux de la haute technologie » (Seuil, 1998) et « La Bulle verte » (Scali, 2007)

https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/10/08/crise-des-sous-marins-le-secret-qui-a-entoure-l-accord-aukus-n-est-pas-une-surprise_6097630_3232.html

ORIGINAL / ENGLISH TEXT

THE AUKUS SUBMARINES: GRAND INTERNATIONAL STRATEGY OR DOMESTIC US PORK-BARREL?

The most startling element for the French of the AUKUS submarine deal was its total secrecy until it was sprung on the rest of the world, especially France. But for those who follow Pentagon matters, the secrecy was no surprise. It is an indispensable element in US Pentagon pork-barrel (assiette au beurre) contracting, as defined by the late undisputed master of those who objected to such things, Pentagon cost controller Ernie Fitzgerald. According to Fitzgerald, all corrupt Pentagon projects have only two stages. The first stage: Keep all problems secret because, to use Fitzgerald’s words, “it is too soon to tell” if the project will work. The second stage, after some of the secrecy is breached: OK, there are a few problems, but the project is “too late to stop.”

By announcing the nuclear sub deal in grand international strategy terms, as did the US President and the UK and Australian Prime Ministers, the project automatically became too late to stop—even though the subs hadn’t even been designed!

Pentagon projects are based on what retired US Navy analyst Chuck Spinney termed “political engineering.” This means spreading the sub-contracts (no joke intended) around in enough congressional districts and states to win a majority vote for the project in the House of Representatives and the US Senate. The supporting Senators and Congressmen then get campaign contribution money from the contractors (i.e., legalized kick-backs). They also get job constituencies in their districts, effectively laundering the campaign contributions, but also creating public pressure to keep voting for the project, no matter how expensive and inadequate it may be. Political engineering has been used on literally every major Pentagon weapons project which has been subject to congressional or US General Accounting Office Investigations: The C-17, the B1B bomber, the V-22 Osprey, the F/A-18B….

And Biden needs congressional votes now. His program to battle global warming, which also includes the type of welfare programs that France has had for over half a century, hangs by a thread. Announced at $3.5 Trillion, it will certainly come in smaller. In the Senate he has a one vote majority. The House of Representatives is almost as close. Every self-serving member can hold him for ransom. But military projects get nearly everyone’s vote, everyone wants the pork barrel contracts. Even if this project is not tacked onto the $3.5 Trillion one, some Senators and Congressmen will owe him a favor.

Isn’t there any real strategic element to it? Sure, but with its own attached pork barrel. Australia is an empty continent facing what Australians may perceive as an increasingly aggressive, massively over-populated China. Australia may feel safer linked to, by far, the world’s biggest military power. It’s Pacific Coast lines much of North America, and Hawaii is a third of the way to China. According to Chuck Spinney, Hawaii was used as the base for much of the highly successful US submarine warfare against Japan in WWII—using diesel-electric submarines, by the way.

So, where’s the strategic pork? In the subs’ nuclear reactors, not yet announced to be British or American. Worldwide there are dozens of projects to use that sized nuclear reactor to power industry—maybe to put in the basement of your nearby shopping center, or office building or the building next door. Some of the security will come from not telling anyone, so Bin Laden’s men can’t find out about it—the contractors claim.

Whoever gets the contract for these reactors will have a strategic marketing advantage for the coming nuclear reactor next door.

Robert Bell, Professor, Brooklyn College, City University of New York is the author of Les peches capitaux de la haute technologie (Seuil, 1998) and Impure Science, (Wiley, 1992). His most recent book is La Bulle Verte (Scali, 2007).

One Comment on “Crise des sous-marins : « Le secret qui a entouré l’accord Aukus n’est pas une surprise »

Rogelio Edmund
August 31, 2022 at 10:58 am

No mentioning in the article the danger this submarine poses to the world as it travel secretly on duty making warning to China. This strategic ship could cause additional nuclear disaster: do we need it to keep the aggressors guessing,Yes! Providing economic opportunity is good for all involved. We must work to provide the necessary funding to keep the Earth green and safe. Climate catastrophe is on its way.

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