August 19, 2023

Une grande compagnie pétrolière peut-elle faire sortir le monde du pétrole ?

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A partir des cas de Shell, de BP et de l’Abu Dhabi National Oil Company, le professeur de management Robert Bell montre que les majors du pétrole ne peuvent pas véritablement se reconvertir dans les énergies renouvelables.

Lors de sa conférence de presse du 15 juin, le secrétaire général des Nations unies (ONU), Antonio Guterres, a identifié clairement la principale cause du réchauffement climatique : « Regardons les choses en face. Le problème ne se situe pas seulement dans les émissions liées aux combustibles fossiles. Ce sont les combustibles fossiles eux-mêmes, un point, c’est tout » (Financial Times, 15 juin 2023).

Cette affirmation, généralement passée sous silence, renforce la controverse sur l’organisation par l’ONU de la prochaine grande conférence mondiale de lutte contre le réchauffement climatique, la COP28 à Dubaï, dans un Etat pétrolier féodal des Emirats arabes unis. Lorsque l’émir d’Abou Dhabi a nommé le PDG de sa compagnie pétrolière publique [Sultan Al Jaber], l’Abu Dhabi National Oil Company (Adnoc), à la tête de la conférence, il a jeté encore plus d’huile sur le feu.

Prenons un peu de recul par rapport à cette controverse, et soulevons une question utile : une grande compagnie pétrolière peut-elle faire sortir le monde du pétrole ?

Les exemples pouvant nous éclairer sont tous liés au fonctionnement des marchés boursiers et à la culture des compagnies pétrolières. Les compagnies pétrolières non étatiques mais cotées en Bourse sont obligées de verser des dividendes élevés pour que les fonds de pension conservent leurs actions. Elles rachètent même leurs propres actions sur le marché libre pour éviter que le prix ne baisse trop et que les fonds de pension ne les vendent pas.

Le piège du marché boursier

Shell, par exemple, est tombée dans le piège du marché boursier. Son PDG visionnaire, Ben van Beurden, ingénieur chimiste diplômé de l’université de technologie de Delft (Pays-Bas), en poste du 1ᵉʳ janvier 2014 au 31 décembre 2022, avait bien tenté de transformer l’entreprise en un géant des énergies renouvelables, en y investissant de manière significative.

Lorsque la crise du Covid-19 a éclaté, il a continué à investir, mais avec des revenus en baisse. Il a alors commis le péché impardonnable de réduire les dividendes. L’entreprise a remplacé l’ingénieur néerlandais, bien au fait des risques liés à l’élévation du niveau de la mer et à la crise climatique, par une personnalité plus internationale et plus orientée vers le profit, un Canadien d’origine libanaise formé aux Emirats arabes unis, Wael Sawan, titulaire d’un MBA de Harvard et jusque-là responsable des activités de Shell dans le domaine du gaz naturel au Qatar.

« La réponse ne peut pas être “je vais investir [dans des projets d’énergie propre] et avoir de mauvais rendements, pour me donner bonne conscience”. C’est une erreur », a déclaré M. Sawan, cité dans le Financial Times du 17 juin 2023. Son objectif est d’égaler les flux de trésorerie des grandes compagnies pétrolières américaines, qui investissent lamentablement peu dans les énergies renouvelables.

Ce changement implique un investissement de 40 milliards de dollars (environ 36,4 milliards d’euros) jusqu’en 2025, afin d’ajouter une nouvelle production de pétrole et de gaz équivalente à 500 000 barils de pétrole par jour. De 10 à 15 milliards de dollars supplémentaires seront consacrés aux « technologies à faible émission de carbone », à savoir l’hydrogène, les biocarburants et la recharge des véhicules. M. Sawan a ajouté : « Nous courons un risque lorsque nous confondons le concept d’attention portée aux personnes avec les décisions concernant la manière dont nous allouons nos capitaux. »

Exemple positif de Danish Oil and Natural Gas

M. Sawan affirme que son entreprise n’a pas changé de stratégie, mais tout le monde n’est pas du même avis. Steffen Krutzinna, patron de l’unité de Shell chargée du commerce algorithmique des énergies renouvelables basée en Allemagne, a purement et simplement démissionné. Il a écrit sur LinkedIn : « Je perçois cela comme un changement crucial dans les valeurs de l’entreprise. Je ne veux pas en faire partie, donc je démissionne. »

Shell n’est pas la seule compagnie pétrolière majeure à s’écarter de la voie de la sortie du pétrole. British Petroleum a aussi eu un PDG visionnaire, Lord John Browne, qui a changé le nom de la société en BP (Beyond Petroleum), « au-delà du pétrole ». Celle-ci a réalisé des investissements importants dans les énergies renouvelables. Mais Browne a soudainement démissionné après la révélation qu’il avait menti à un tribunal au sujet de sa vie privée. Par la suite, l’entreprise a remis l’accent sur le pétrole.

Probablement l’unique exemple vraiment positif est celui de Danish Oil and Natural Gas, majoritairement détenue par l’Etat danois : les actionnaires privés y sont minoritaires. En 2017, cette participation majoritaire de l’Etat lui a permis d’éviter la malédiction de la contrainte des marchés d’actions et de passer du forage en mer aux parcs éoliens en mer, devenant ainsi le plus actif au monde dans ce secteur. La société a alors pris le nom d’Orsted.

La compagnie pétrolière émiratie, l’Adnoc, pourrait-elle faire comme Orsted, être visionnaire en devenant l’ex-compagnie pétrolière la plus importante du monde en matière d’énergies renouvelables terrestres ? En principe, oui, mais en pratique, il ne faut pas y compter. Cette société de forage n’est pas cotée en Bourse, mais elle est contrôlée, pour l’essentiel, par un seul homme, le cheikh Mohammed Ben Zayed Al Nahyane, émir d’Abou Dhabi et président des Emirats arabes unis, connu sous ses initiales MBZ.

Cinq millions de barils par jour d’ici à 2027

Il dispose d’un pouvoir quasi absolu et, s’il le décidait, il pourrait probablement opérer ce changement. Mais pour sortir du pétrole, il devrait en fait… sortir du pétrole. Or, en ce moment, son entreprise fait exactement le contraire : elle prévoit d’augmenter de 25 % sa production actuelle pour atteindre 5 millions de barils par jour d’ici à 2027 (« A Kingdom Built on Oil Now Controls the World’s Climate Progress » , Bloomberg, 4 avril 2023).

Cela dit, Masdar, l’entreprise publique des Emirats arabes unis spécialisée dans les énergies renouvelables, revendique avoir investi depuis sa création plus de 30 milliards de dollars dans des projets d’énergies renouvelables dans le monde entier. Elle a de plus annoncé qu’elle dépenserait 50 milliards d’euros supplémentaires au cours des sept prochaines années dans les énergies renouvelables et l’hydrogène « propre ».

Cependant, la séquestration du carbone reste la principale stratégie des Emirats arabes unis, et ils prévoient de la mettre en avant lors de la COP28. Mais la séquestration du carbone n’évitera jamais toutes les fuites de méthane et la pollution résultant du forage, du transport, du raffinage et de l’utilisation du pétrole (à l’exception du CO2) – et peut même ajouter de nouveaux risques.

On peut donc douter qu’une grande compagnie pétrolière puisse conduire le monde à sortir du pétrole. Sur la base des éléments ci-dessus, ne pariez pas sur la vie de vos petits-enfants…

(Traduit de l’anglais par Isabelle Plat)

Robert Bell est l’auteur des Péchés capitaux de la haute technologie. Superphénix, Eurotunnel, Ariane 5… (Seuil, 1998) et de La Bulle verte. La ruée vers l’or des énergies renouvelables (Scali, 2007).

CAN A MAJOR OIL COMPANY LEAD THE WORLD OUT OF OIL?

At a 15 June 2023 press conference, the UN Secretary General, Antonio Guterrez, clearly stated the main cause of global warming: “Let’s face facts. The problem is not simply fossil fuel emissions. It’s fossil fuels—period.”1

This statement of a frequently unstated fact added to the controversy over the UN’s holding the next major global conference to fight global warming, COP28, in a feudal oil-state, the United Arab Emirates. When the Emir of Abu Dhabi then appointed the CEO of his state-owned oil company, ADNOC, as head of the conference, he threw even more gasoline on the fire. If we pull back a bit from the controversy, we can raise a useful question: Can any major oil company lead the world out of oil?

There is evidence, but it is mixed. The possibly unique good example is Danish Offshore Oil and Gas, which formerly labored under the unfortunate acronym Dong Energy. It is majority state owned, but with a minority public stock float. Majority government ownership in 2017 allowed it to avoid the curses of publicly traded oil stocks (discussed below) and change its business from offshore drilling to offshore wind farms, becoming the world’s largest developer in that sector. It even ducked out of its dubious acronym, renaming itself Orsted.

The bad examples are victims of the way stock markets work and the culture of oil companies. Non-state-owned but publicly traded oil companies are obliged to pay fat dividends so pension funds will hold their stocks. They even buy their own stock on the open market to keep the price from falling too much so the pension funds don’t sell. Shell oil was in the stock market trap. Shell’s visionary CEO, Ben van Beurden, a chemical engineer, with a degree from Delft University of Technology, tried to transform the company into a renewable energy giant, significantly investing in it. When the Covid 19 crisis hit, he continued investing, but with revenue down, committed the unpardonable sin of reducing the dividend. The company, previously known as Royal Dutch Shell, replaced the Dutch engineer, with his understanding of sea level rises and the climate crisis, with a more international, profit oriented figure, a Lebanese-Canadian raised in the UAE, Wael Sawan–a Harvard MBA andthe head of its natural gas operations in Qatar.

“The answer cannot be, ‘I am going to invest [in clean energy projects] and have poor returns and that’s going to vindicate my conscience’. That’s wrong,” said Sawan, as quoted in the Financial Times” on June 17, 2023.2 His goal is to match the cash flow of US oil majors, which invest pitifully little in renewables. He added, “we are at risk when we confuse the concept of caring about people, with the decisiveness around how do we actually allocate capital.”

Sawan’s verbal announcements claim his company has not changed strategy, but not everyone agrees. Shell’s head of its unit doing algorithmic trading of renewable power, based in Germany, Steffen Krutzinna, flat out quit. He wrote on Linkedin: “I perceive that as pivotal shift in corporate values. I don’t want to be part of that, so I’m out.”3

According to the Financial Times of 17 June 2023, the shift involves $40bn of investment through 2025, to help add new oil and gas production equivalent to 500,000 barrels of oil a day. Another $10bn to $15bn will go to “low-carbon technology”–hydrogen, biofuels and vehicle charging.

Shell isn’t the only oil major to veer off the path out of oil. British Petroleum once had a visionary CEO, Lord John Browne, who changed the name of the company to BP, so it could promote itself as “Beyond Petroleum.” It made material investments in renewable energy. But Browne suddenly resigned after revelations that he had lied in court about his private life.4 Then the company re-emphasized petroleum.

So, could the UAE oil company, Abu Dhabi National Oil Company, Adnoc, do an Orsted, becoming the world’s visionary on-land renewable energy ex-oil company? In principle yes, in practice, don’t count on it. The drilling company is not publicly traded and is controlled, essentially by one man, the Emir of Abu Dhabi and President of the UAE, Sandhurst trained Sheikh Mohamed bin Zayed Al Nahyan. He has pretty much absolute power, so if he decided, he could, probably, make the change. But, to get out of oil, he would actually have to… get out of oil. Right now, his company is doing exactly the opposite. The company plans a 25% increase from its current production to 5 million barrels a day by 2027.5

That said, the UAE’s state owned renewable energy company, Masdar, claims, and probably has since its inception, invested over $30 Billion worldwide in renewable energy projects. They have also announced they will spend an additional 50 Billion euros in the next seven years on renewable energy and “clean” hydrogen. However, carbon sequestration is the UAE’s main strategy, which they plan to push at COP28.6 .

Carbon sequestration retains all the methane leaks and pollution from the drilling, shipping, refining and usage of oil (except the CO2)—and adds potential new ones.

So, can an oil major lead the world out of oil? Based on the evidence above, don’t bet your grandchildren’s lives on it.

1 “UN Chief attacks oil and gas industry “planet wreckers’ over fossil fuel expansion, Guterres eyes COP28 hosts UAE saying carbon capture push undermines climate agenda” Financial Times, June 15, 2023

2 “Shell chief sets ‘ruthless’ new course to catch up with US rivals,” Financial Times, 17 June 2023

3 https://www.bloomberg.com/news/articles/2023-06-21/shell-power-trader-quits-over-company-s-pivot-back-to-oil?srnd=premium-europe&sref=XVZ2svL2

4 “BP’s Browne quits over lie to court about private life,” https://www.theguardian.com/business/2007/may/02/media.pressandpublishing

5 “A Kingdom Built on Oil Now Controls the World’s Climate Progress,” Bloomberg, April 4, 2023.

6 https://www.lefigaro.fr/conjoncture/les-emirats-arabes-unis-s-engagent-a-tripler-leur-production-d-energies-renouvelables-20230703 and “UN Chief attacks oil and gas industry “planet wreckers’ over fossil fuel expansion, Guterres eyes COP28 hosts UAE saying carbon capture push undermines climate agenda” Financial Times, June 15, 2023

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